Maroc-Espagne: Cinq questions à l’analyste politique Mohamed Amrani Boukhobza

L’analyste politique et professeur de droit public à l’Université Abdelmalek Essaâdi de Tétouan, Mohamed Amrani Boukhobza, revient, dans une interview accordée à la MAP, sur les développements que connaissent les relations maroco-espagnoles, et les graves erreurs commises par le gouvernement espagnol, ainsi que sur la nécessité de construire des relations équilibrées basées sur la confiance mutuelle et les intérêts communs. 1 – Que pensez-vous des derniers développements que connaissent les relations maroco-espagnoles? Il faut d’abord noter que les relations maroco-espagnoles sont complexes, et diffèrent des relations de voisinage qui lient généralement des pays aux frontières communes. En plus des dossiers bilatéraux, il y a des considérations historiques qui régissent ces relations. Nous avons remarqué récemment que les relations bilatérales ne sont pas au beau fixe, en raison de l’incapacité de la partie espagnole à appréhender les changements majeurs qui se sont produits dans la réalité régionale, notamment au niveau de la nature des nouveaux dossiers entre les deux pays. La nature des dossiers et des sujets traités dans les relations bilatérales a changé, tout comme la position des États, et le Maroc du troisième millénaire est radicalement différent du Maroc d’antan. Ses intérêts s’imposent et c’est sur cette base qu’il agit. Le voisin espagnol et sa classe politique étaient censés être conscients de ces évolutions. Le Maroc a voulu récemment mettre les points sur les « i » concernant les relations bilatérales, c’est pourquoi les réunions de haut niveau ont été reportées plusieurs fois, et bien qu’il y ait eu un discours rassurant tenu par les responsables espagnols, il s’agissait d’un discours diplomatique orienté vers la consommation intérieure. Ce discours n’a pas convaincu la partie marocaine, qui s’est attachée à la nécessité de traiter les questions sujettes à controverses.   2- Quelles sont les erreurs commises par le gouvernement espagnol dans ses relations avec le Maroc?   Malheureusement, le gouvernement espagnol actuel, formé d’orientations politiques différentes, parfois contradictoires, a mal géré un certain nombre de questions et de dossiers avec le Maroc, et on peut dire qu’il est tombé dans de graves erreurs, qui ne peuvent être acceptées sur la base de la situation actuelle marquée par des évolutions profondes dans la nature des dossiers communs, mais aussi dans la position des pays, notamment au niveau régional. Face à ces bévues, le Maroc a exigé des réponses claires de la partie espagnole sur un certain nombre de sujets, parmi lesquels l’agacement de Madrid en réaction à la reconnaissance par les États-Unis de la marocanité du Sahara, qui a également été suivi d’une grave erreur, liée à l’accueil du chef du « polisario », le dénommé Brahim Ghali, sous une fausse identité, sans en informer et aviser le Maroc à l’avance.   3- Est-ce que vous pensez que Madrid, à travers ses positions récentes, met en danger un partenariat stratégique avec le Maroc?   Je pense qu’il n’est pas possible de parler de la mise en danger par l’Espagne de ses relations avec le Maroc. L’Espagne est plus consciente de la valeur de ce partenariat, et je mentionne particulièrement la monarchie espagnole, qui est garante de la continuité, à l’heure où le gouvernement change en fonction des résultats des élections ou des alliances des partis. Compte tenu de la situation actuelle, on ne peut assurer que les Espagnols risquent d’abandonner les relations stratégiques entrelacées entre le Maroc et l’Espagne. Il suffit de souligner que le Maroc est le premier partenaire économique de l’Espagne en dehors de l’Union européenne, sans évoquer le nombre de Marocains résidant dans le pays ibérique et le nombre d’Espagnols résidant au Maroc, et le pari de l’Espagne sur le Maroc pour réussir son entrée sur le marché africain. C’est pourquoi je vois que la classe politique espagnole ne peut pas risquer d’abandonner les relations stratégiques avec le Maroc. Les relations bilatérales ont traversé des périodes difficiles, y compris l’incident de « l’îlot Leila », c’est pourquoi les deux grands partis espagnols, socialiste et populaire, ont bien appris la leçon et ont œuvré à construire des relations plus solides avec le Maroc. Peut-être nous sommes en train d’aborder une nouvelle étape dans les relations bilatérales, et les Espagnols doivent être conscients des évolutions actuelles et pouvoir s’y adapter.   4- Comment voyez-vous les relations bilatérales entre Rabat et Madrid dans l’avenir?   Ces relations doivent être équilibrées. En effet, ils ont commencé à y travailler il y a quelque temps. Le Maroc occupe une position privilégiée dans ses relations avec l’Union européenne et dans la politique de voisinage. Il y a une volonté commune d’avancer dans ces relations stratégiques. Compte tenu de la nature des dossiers, des relations et des questions qui unissent le Maroc et l’Espagne, il importe que les deux parties travaillent côte à côte. Je vous assure que l’Espagne ne peut à elle seule faire face à l’immigration clandestine, ni à la criminalité transfrontalière, et ne peut pas fermer ses frontières avec le Maroc en termes d’investissements. Le Maroc a apporté une solution aux Espagnols lors de la crise mondiale de 2008. Je vois que l’Espagne a pris conscience que le Maroc est un allié indispensable, et c’est la même conviction qu’a le Maroc concernant l’Espagne. Les questions communes et les relations complexes sont nombreuses, mais ces relations doivent être fondées sur la confiance mutuelle, vu que la confiance est un pilier fondamental pour établir des relations équilibrées entre les deux pays.   5- Vous avez évoqué l’immigration comme un dossier fondamental entre les deux pays: le Maroc est-il obligé de jouer le rôle de « gendarme » des frontières européennes?   Sur cette question, le Maroc a été clair. Le Maroc, comme chacun le sait, est un pionnier au niveau africain en matière d’immigration. Sa vision sur la question de l’immigration diffère de celle des Européens. Je souligne que dans de nombreux discours royaux nous constatons que l’immigration est une question positive et non pas négative, et le Maroc exhorte les Européens à cesser de livrer une image négative des immigrés. L’Europe a besoin de migrants, même si elle déclare le contraire, vu qu’à travers eux, elle cherche à faire face à des déséquilibres économiques et sociaux. Le Maroc a abrité des rencontres internationales sur la migration sous les auspices des Nations Unies. C’est un pays qui occupe une place importante au niveau régional, puisqu’il abrite l’Observatoire africain des migrations. Le Maroc n’est plus seulement un pays de transit, mais également une terre d’accueil, qui a une politique et une vision dans le domaine de la migration. C’est pourquoi il ne peut pas continuer à travailler avec la logique du « gendarme ». Il est à rappeler que le Maroc a appelé, plusieurs fois, à adopter une approche inclusive, alternative à l’approche purement sécuritaire, puisqu’il convient d’opter pour d’autres approches, à côté de celle sécuritaire, notamment l’approche développement, que le Maroc défend grandement auprès des autres partenaires.