« Les Argentins descendent des bateaux » : l’aphorisme qui résume l’histoire migratoire de l’Argentine… ou presque
Les Argentins se plaisent à répéter qu’ils ont «descendu des bateaux» venus d’Europe pour peupler ce pays vaste et vierge. L’assertion, qui tient davantage du Sophisme que de la vérité historique, cache une réalité beaucoup plus complexe que le Musée de la migration de Buenos Aires s’emploie de dissiper. Au premier siècle de son existence en tant que pays indépendant, les pères fondateurs de l’Argentine avaient érigé la migration en instrument politique fondamental pour construire une nation sur un territoire qui fait environ quatre fois la superficie du Maroc. Au début du 19ème siècle, la jeune nation nouvellement indépendante, aux frontières encore floues et à l’identité en devenir, ne comptait pas plus de 500.000 âmes, indigènes et métisses compris. Grâce à une politique volontariste menée au pas de charge par les premières élites militaires de l’indépendance, la population argentine a doublé entre 1869 et 1895, grâce à l’arrivée massive de nouveaux migrants, en majorité d’Espagne et d’Italie, mais aussi du Liban, de Syrie, d’Irlande et de Russie. Les élites urbaines de l’époque, qui ont participé au modelage du système politique et social de l’Argentine, notamment la fameuse « génération 1880 », étaient conscientes de l’impératif urgent de peupler le pays, après avoir surmonté les guerres civiles et finalisé la conquête des étendues désertiques de la Patagonie (sud) et des riches territoires du Chaco (nord). L’afflux de cette main d’œuvre a permis au pays de développer rapidement sa vocation agricole et d’ériger un modèle agro-exportateur avec des filières qui subsistent jusqu’à nos jours : céréales et élevage à outrance portés par la géographie des plaines fertiles et interminables du pays. Ce modèle a constitué le principal aimant pour des millions de nouveaux habitants qui étaient à la recherche du travail ou qui fuyaient les troubles politiques en Europe. La Constitution de 1853 accordait déjà une protection étendue aux étrangers et leur donnait les mêmes droits civiques que les nationaux. Plus tard, la loi dite Avellaneda de 1876 va encadrer et favoriser l’accueil des immigrants étrangers et leur offrira des terres agricoles gratuitement. Marcelo Carlos Huernos, professeur d’histoire et producteur de contenu au Musée de l’immigration, a affirmé dans une interview à la MAP, que l’Argentine « a accueilli entre 1850 et 1950 plus de 6 millions et demi de migrants ». L’objectif de cette politique volontariste d’accueil des migrants était de subvenir aux besoins du pays en main-d’œuvre et peupler des territoires intacts. Selon plusieurs historiens contemporains, les gouvernants de l’époque pensaient qu’il fallait favoriser l’immigration européenne, non seulement parce que l’Argentine était peu peuplée, mais aussi parce qu’ils méprisaient le mode de vie et la culture des peuples autochtones, appelés « gauchos » ou campagnards. L’immense majorité des « gauchos » étaient des métisses, perçus comme « paresseux et violents ». Cette perception a été immortalisée dans le livre du président Domingo Faustino Sarmiento (1868-1874) : « Civilisation ou barbarie ». Le débat continue d’agiter la société argentine jusqu’à nos jours. La traversée de l’Atlantique durait trois semaines à bord de bateaux à vapeur. Dans le port de Buenos Aires, principale porte d’entrée des immigrés, les futurs citoyens étaient assurés d’être accueillis dans l’hôtel des immigrés. La loi de 1876 obligeait les autorités à offrir gîte et couvert aux nouveaux arrivants pendant cinq jours dans cet hôtel, inauguré en 1911 et qui continua à fonctionner jusqu’aux années 1950, avant d’être transformé en Musée de l’Immigration. Marcelo Carlos Huernos insiste pour montrer les oeuvres de deux artistes marocains qui sont exposées de manière permanente dans le musée : « La Malette 1948 » en forme de Carte de la Palestine signée Mohamed Arejdal et « l’Exodus Library » de Hassan Bourkia, qui a fait un montage esthétique sur une dizaine de mètres d’une centaine de boîtes d’archives ayant contenu jadis les fiches personnelles des nouveaux immigrés. L’hôtel/musée fait partie d’un complexe de bâtiments qui comprend un embarcadère, un hôpital, un bureau de placement, un bureau de traduction et de poste, une succursale bancaire …etc. Ce sont les dimensions de ce complexe qui confèrent au dicton « les Argentins ont descendu des bateaux », toute sa signification. Elle est tellement ancrée dans la culture politique et populaire qu’elle a suscité récemment une tension sourde avec le Brésil et le Mexique. En effet, le président Alberto Fernandez l’avait utilisée en guise de comparaison avec les autres pays de la région en affirmant que « les Mexicains descendent des Aztèques, les Brésiliens descendent de la jungle, mais les Argentins ont descendu des bateaux, des bateaux venus d’Europe ». La comparaison « malheureuse » n’a pas été particulièrement appréciée dans les deux autres pays. Mais la partie cachée de l’histoire est que d’autres routes migratoires, plus sinueuses et moins visibles, étaient déjà ouvertes depuis le Brésil et le Pérou. L’ancien hôtel pouvait contenir 3.000 personnes réparties sur trois étages, dont le premier étaient réservé aux femmes et aux enfants. Au bout de cinq jours, trois destinations s’offraient aux nouveaux arrivants : les terres fertiles du nord-ouest du pays, la Patagonie froide et inhospitalière au sud et les immenses plaines du centre. Toutefois, et contrairement au souhait des autorités de l’époque, une grande majorité des immigrés ont choisi de rester à Buenos Aires, créant au fil des ans une métropole qui abrite actuellement 38% de la population du pays. Ces nouveaux Portègnes (en référence au port de Buenos Aires) se sont agglutinés dans les zones sud de la ville, en particulier dans le célèbre quartier de La Boca, pour y former les premiers syndicats de travailleurs avec leur cortège d’idées révolutionnaires, socialistes ou anarchistes. Le rêve longuement caressé par les pères fondateurs et leurs héritiers, de construire un pays au style européen en Amérique du Sud s’est transformé en cauchemar, après l’éclatement des premières révoltes ouvrières, des grèves et des bombardements anarchistes contre la préfecture de police. La démographie aidant, une nouvelle classe ouvrière urbaine voit le jour à Buenos Aires. Elle finira par dessiner les contours du mouvement politique personnifié par le président Juan Domingo Perón à partir de 1945. Le péronisme est né». Mais ça c’est une autre histoire !